Notre ami Pierre Étaix vient de mourir à l’âge de 88 ans.
Il fait partie de cette catégorie de grands auteurs du cinéma dont l’œuvre achevée – l’œuvre qu’ils reconnaissent comme personnelle – ne se compte pratiquement que sur les doigts d’une seule main : Jacques Tati, Paul Grimault et à un moindre degré Orson Welles, Stroheim ou Sternberg, sans parler bien sûr de Jean Vigo mort à 29 ans. Tous ont eu en commun d’avoir une personnalité très forte qui n’acceptait ni les compromissions ni les contraintes économiques (et donc artistiques) que le système de production voulait leur imposer. Tous ont payé cher leur indépendance de créateur, tous ont vu la plupart de leurs projets refusés, manipulés, dénaturés, tous ont terminé leur vie dans une relative solitude et un silence de créateur.
Pierre Étaix avait tous les talents : clown, scénariste, gagman, dessinateur, lithographe, acteur, réalisateur, décorateur, auteur de comédies. Son maître direct a été bien sûr Jacques Tati (pour lequel il a travaillé en particulier sur Mon Oncle), mais il reconnaissait sa dette de créateur d’abord à l’égard de Max Linder, dont il a repris dans ses films la silhouette raffinée et toujours tirée à quatre épingles, Buster Keaton dont il gardait le sérieux d’apparence et la méticulosité des inventions visuelles et techniques, Chaplin pour son génie visuel et son indestructible humanité, Harry Langdon et Harold Lloyd impertubablement loufoques, Laurel et Hardy dans leurs plus féroces (et meilleures) comédies, Jerry Lewis dont le côté innocemment dévastateur est (dé)réglé par une géométrie implacable de la mise en scène.
Il a fait ses gammes avec quelques courts métrages co-réalisés avec son vieux compère Jean-Claude Carrière et puis a tout de suite créé quatre chefs d’œuvre : Le soupirant, Yoyo, Tant qu’on a la santé et Le grand amour. Mais l’échec du Pays de Cocagne (il est vrai, beaucoup moins réussi) a signé la fin de sa carrière cinématographique au profit d’une veine d’auteur de comédies théâtrales non sans intérêt d’ailleurs et il a été ensuite victime de malversations juridico-financières de la part de ceux qui étaient censés le défendre et a perdu ses droits sur ses propres films pendant plus de 10 ans. Son destin rejoignait ainsi celui des créateurs ci-dessus nommés qui ont été dépossédés de leurs films ou ont passé la moitié de leur vie comme Grimault à récupérer leurs droits. Chacun sait que la vie de clown est sinistre mais que dire de la vie de ces artistes dont l’environnement économique a voulu annihiler leur œuvre. Étaix, clown et cinéaste maudit, a subi cette double peine.
Ses films portent pourtant l’optimisme du regard innocent du débutant (Le soupirant), de l’homme riche mais qui veut vivre sa passion pour le cirque (Yoyo), de l’homme bourgeoisement marié mais qui souhaite connaître « Le grand amour ». Et ceci avec un cinéaste qui prépare tous ses effets avec l’incroyable virtuosité et la minutie d’un clown lequel sait que ses tours, acrobaties, culbutes et chutes doivent être parfaitement réglés et mis au point pour être drôles et ne pas mettre sa vie en danger.
Et grâce au cinéma muet qu’il admirait tant, c’était un perfectionniste de l’image : cadrage, lumière, profondeur de champ, déplacement dans le champ des acteurs ou des objets, angle de prise de vues, tout était mis au point avec une efficacité que montraient Chaplin, Stroheim ou Sternberg, capables de faire plus de 50 prises pour un seul plan muet.
Mais de son compagnonnage avec Tati, il avait aussi gardé l’incroyable richesse et finesse de la bande son, capable de constituer à elle seule un (ou plusieurs) gag et qu’il maîtrisait à fond.
Ajoutons que jusqu’à la fin de sa vie, il avait gardé un profond amour de la cinéphilie ; c’était notamment un fidèle habitué du Salon du livre de cinéma dans les années 1990 et des Cinglés du Cinéma, la brocante d’Argenteuil où nous l’avons tant de fois rencontré et abordé.
Et dans les années 1980, il nous avait fait l’honneur et le plaisir de participer personnellement et intensément à un stage de formation d’animateurs de ciné-clubs que la Fédération avait organisé à Marly sur son œuvre sous l’érudite et passionnée direction de notre ami Jean-Pierre Berthomé.
La Fédération a acheté les droits non-commerciaux de Le soupirant pour en aider la diffusion auprès des adhérents et tous ses films figurent au catalogue général dans notre site. Projeter ses films est le meilleur hommage qu’on puisse rendre à ce grand créateur dont la juste place n’est pas assez reconnue encore.
Guy BERTRAND
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