(Chemi Bednieri Ojakhi)
Source fiche technique : Wikipedia
Manana, une femme professeure dans un lycée de Tbilissi, partage sa vie de famille avec son mari, ses deux enfants adolescents, son gendre et ses vieux parents dans un appartement qui semble habité par la joie un peu pagailleuse d’une famille unie. Ce bonheur n’est cependant qu’apparent, et l’on sent vite une faille dans la vie de cette femme qui s’est jusque là consacrée à son travail et à sa famille. Manana est en fait oppressée par cette vie qui ne lui laisse aucune liberté, et décide de quitter le foyer familial le soir de ses 52 ans pour emménager, seule, dans un petit appartement. Sa famille, consternée, ne comprend pas sa décision, et Manana ne fait rien pour les rassurer.
Nana Ekvtimishvlili et Simon Gross nous proposent un beau film, touchant et fin, avec cette Famille Heureuse dont on se rend vite compte que le titre est un euphémisme. Le film géorgien offre une description tout en nuances d’une femme mûre qui prend enfin son indépendance, discrètement, sans drame, presque sans explications, après avoir consacré la première moitié de sa vie à sa famille. La narration évite systématiquement le pathos, et même les moments de crise ou de dispute avec sa famille sont agencées de manière à rester dans un ton réaliste, dont la douceur étonne et ravit.
Manana n’a pas subi de problème majeur dans sa vie. C’est une intellectuelle, tout comme le reste de sa famille, ni fortunée ni misérable, qui semble aimer son travail d’enseignante, et que l’on sent pleine d’empathie pour sa famille. Mais le temps a passé, et cette vie de famille somme toute banale a fini par devenir une oppression, dont on peut lire le poids souterrain sur le visage de la magnifique actrice, Ia Shugliashvili, qui incarne avec majesté le rôle de cette femme qui a décidé de ne plus aller dans le sens que lui a attribué la société et les modèles familiaux géorgiens.
Son déménagement, qui crée un véritable petit tremblement de terre au sein de sa famille, et qui semble sincèrement affecter son mari, dont on devine la personnalité un peu faible, sans être pour autant dénuée d’amour ni de lucidité, est évoqué au travers d’une série de longs plans séquences qui rappellent Sautet, Pialat, ou même Woody Allen. Ces longs plans en caméra portée, parfaitement maitrisés, tournent autour des personnages qui s’agitent eux-mêmes autour de Manana, nous baladant d’une pièce à l’autre dans un ballet d’entrées et de sorties qui semble très travaillé, tout en laissant une impression de fraîcheur et d’improvisation qui traverse tout le film.
Le traitement narratif de cette émancipation, outre le fait qu’il est systématiquement soutenu par le jeu impeccable de ses acteurs, a ceci de remarquable qu’il n’est jamais démonstratif, jamais didactique. Bien des choses sont pourtant dites entre les lignes de ces dialogues apparemment banals. Mais cela se fait par petites touches : la télévision qui crachote, dès le début du film, un discours religieux traditionaliste sur le rôle de la femme dans la société géorgienne; les figures masculines, à la fois affectueuses, machistes et faibles, qui ne se sont pas encore faites à la modernisation d’une société qui accorde enfin une place émancipée aux femmes; et surtout, le rôle majeur, cathartique, de la musique.
Les polyphonies vocales géorgiennes font partie, on le sait, des grands trésors culturels traditionnels de ce pays ayant résisté tant bien que mal à l’invasion soviétique et aux drames politiques qui ont déchiré son histoire. Ici, la musique n’est pas une pratique élitiste ou bourgeoise, mais un plaisir courant, partagé en famille et entre amis, dès que l’occasion festive se présente. A plusieurs reprises, lors des scènes chorales de famille, les hommes entonnent l’une de ces polyphonies renversantes d’intensité émotionnelle, qui donnent sa respiration au film.
Manana, quant à elle, possède de toute évidence un jardin secret, dont on ne connaitra les arcanes que par allusions elliptiques, lors de belles scènes de solitude dont elle peut enfin jouir en toute tranquillité. Une chose est sûre, c’est que la musique est en quelque sorte son premier amour, une passion de jeunesse qu’elle a peu à peu mise de côté, comme la guitare à sept cordes qu’elle remet en état une fois son déménagement effectué, sa vie de femme indépendante ayant pris son rythme de croisière. Mais son rapport à la musique n’est pas le même que celui, lié à la tradition, des hommes de son entourage. Régulièrement, en discret leitmotiv, revient la onzième sonate pour piano de Mozart en arrière-fond des scènes de repos de Manana dans son appartement. Même lors de la superbe scène de retrouvaille des anciens élèves de la promotion de Manana, lorsque c’est, une fois de plus, un homme qui, bien qu’involontairement, lui fait jouer un rôle auquel elle ne veut pas se soumettre (celui d’interpréter une chanson en s’accompagnant à la guitare), la musique finit par prendre possession d’elle, comme malgré elle.
Une Famille Heureuse parle avec une douceur étonnante de la liberté des femmes, de l’inconstance et de la lâcheté des hommes, d’un rapport pesant bien que rempli d’amour à la famille, avec subtilité et élégance, en décors naturels (on retiendra notamment les belles évocations du printemps à Tbilissi, souvent évoqué uniquement par le son : le souffle du vent dans les arbres, le cri des hirondelles, l’aboiement d’un chien au loin), dans des appartements et des rues en mauvais état, qui font discrètement écho à l’état de délabrement d’une ville qui porte encore les stigmates de la guerre civile. On y retrouve la légèreté presque méridionale, l’humour, la sensibilité et la modernité qui ont fait l’histoire du cinéma géorgien de l’après-guerre.