Cannes 2018 – Guy Bertrand

Posted by VisiteurDuSoir in Actualité, Critiques de films

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Notre compte-rendu des films visionnés au festival de Cannes 2018 dans les sections Compétition, Hors compétition et Un certain regard, avec une attention particulière portée à cinq films qui nous ont semblé se démarquer des autres.

Tout le monde le sait (Asghar Fahradi)
L’été (Kirill Serebrennikov)
Guerre froide (Pawel Pawlikowski)
Le livre d’image (Jean-Luc Godard)
Les Éternels (Jia Zhang-Ke)
Trois visages (Jafar Panahi)
Lazzaro felice (Heureux comme lazzaro) (Alice Rohrwacher)
Asako I et II (Hamaguchi Ryusuke)
En guerre (Stéphane Brizé)
Dogman (Matteo Garrone)
Donbass (Sergei Loznitsa)

Gräns (Frontière) (Ali Abbasi)
Mon tissu préféré (Gaya Jiji)
Girl (Lukas Dhont)
Gueule d’ange (Vanessa Filho)
Manto (Nandita Das)
Die Stropers (Etienne Kallos)
Les chatouilles (Andrea Bescond et Eric Metayer)
Un grand voyage vers la nuit (Bi Gan)
Sofia (Meryem Benm’Barek)
Les morts et les autres (Joao Salviza et Renée Nader Messora)
Les confins du monde (Guillaume Nicloux)

Quatre films dominent selon nous (parmi ceux que nous avons vus; nous parlerons plus bas de ceux que nous n’avons pas pu voir et qui méritaient d’être vus, ainsi que des films qui ne nous ont pas séduit) auquel nous ajouterons un 1erfilm plus loin.

Donbass 

de Sergei Loznitsa qui confirme l’originalité de son auteur déjà perçue dans Dans La brume. Sur un sujet qui nous concerne tous, le sort de l’Ukraine et le sort de la démocratie dans des pays de l’Europe de l’Est pas encore habitués à cette forme de vivre ensemble, l’auteur fait un film inclassable qui tient de la tragédie d’un côté, de la comédie loufoque ou grinçante de l’autre, de la dénonciation de la corruption insidieuse dans les sphères les plus hautes du monde politique, de l’imbécillité cruelle de la force armée dans un tel contexte, et donne in fine une magnifique et pure leçon de cinéma par un plan d’ensemble fixe d’un quart d’heure sur l’éternel recommencement des erreurs et des espoirs des luttes sociales et politiques. 

 

Guerre froide  

de Pawel Pawlikowski, histoire d’un couple de musiciens qui malgré ou plutôt à cause de leurs talents va être broyé par la machine de répression installée après la guerre en Pologne et à laquelle ni l’un ni l’autre ne pourront échapper malgré leurs sorts divergents (elle reste en Pologne, lui s’exile en Europe et ils ne se retrouveront qu’à de rarissimes occasions pour finalement décider de mourir ensemble mais libres de leur choix assumé). Le film est dans un superbe noir et blanc, comme l’était Ida, et met en scène de façon magnifique et sarcastique l’ordre soviétique (avec des ballets et chansons d’une perfection formelle à couper le souffle) et des allers retours inexpliqués qui ont retenu la grande leçon de L’année dernière à Marienbad de Resnais voire même de L’ange exterminateur de Luis Buñuel. L‘irrationnel quasi surréaliste mais totalement inefficace de l’amour fou s’oppose ainsi à la perfection impersonnelle et atrocement cruelle des eaux glacées du régime soviétique.

 

Les éternels

de Jia Zhang-ke, une histoire de mafieux qui parcourt les 20 dernières années mais surtout témoigne des changements profonds et meurtriers du développement de la société chinoise, en proie à l’affairisme et à la fièvre capitaliste. C’est donc l’exemple parfait de ces films qui, à travers une histoire banale et qui pourrait être en tant que telle sans intérêt, donne une vision dense d’un monde complet qui change, s’effondre ou ressurgit. On pense aux grands exemples de Citizen Kane ou de La splendeur des Amberson (sans bien sûr vouloir ou pouvoir se comparer au génie formel polymorphe et unique de Welles).

 

Un grand voyage vers la nuit

de Bi Gan.

C’est la révélation du Festival de cette année, l’œuvre d’un très grand cinéaste qui décrit un monde onirique avec des retrouvailles impossibles ou invraisemblables de deux êtres noyés dans un monde indifférent ou hostile et qui fait une fois de plus penser à L’année dernière à Marienbad. Une virtuosité technique là aussi époustouflante bien que discrètement montrée (un travelling d’un quart d’heure au moins qui passe sans rupture d’une vue aérienne d’une petite ville à la place de son marché avec la vie des petites gens qui s’y activent avant de descendre dans une cave sordide et de remonter en surface respirer à nouveau, le tout en un seul plan-séquence sans le moindre tremblement ou déviation – vraisemblablement grâce à un drone). Le sens de cette virtuosité : unir dans un même mouvement physique et affectif le tout et sa partie, la ville et l’être humain, le monde et son noyau individuel. Il y a par contre un problème pour la diffusion ultérieure : la première moitié du film est en format « normal », la seconde est en 3D et nécessite des lunettes de visionnement, ce qui est très inconfortable et n’apporte rien.

 

 

Girl

1erfilm d’un jeune cinéaste belge flamand, Lukas Dhont, et à juste titre pour une fois primé par la Caméra d’Or. Le film vaut surtout par le drame physique ressenti par son héroïne et par nous-mêmes devant la condition qui est la sienne : un superbe corps de femme (sauf l’absence totale de seins), tous les éléments psychiques d’une femme mais la présence « incongrue » d’un pénis. Le film décrit intelligemment et avec beaucoup de sensibilité le drame terrible ressenti par cet être mal dans son corps et que ses compagnes de ballet (elle veut devenir ballerine et l’on assiste à de vraies répétitions de ballet sans aucun trucage) malmènent cruellement, jusqu’à la révélation discrète mais bouleversante que l’héroïne est, physiologiquement, un homme, dont le film raconte l’expérience douloureuse. Sur un sujet plutôt à la mode mais souvent traité sans finesse, voilà un film pur, retenu et qui porte un regard ni complaisant ni ironique ni même compassionnel sur le drame vécu par l’un d’entre nous. Le film ne déborde pas d’innovation, à notre regret, mais si l’on voulait donner une chance à un premier film en tant que premier film, c’est celui-là que nous choisirions sans hésiter.

Il y avait d’autres films probablement importants que nous n’avons pas pas pu voir, en particulier:

Le poirier sauvage de Nuri Bilge Celan, que tout le monde a encensé et qui doit bien le mériter comme d’habitude, car c’est l’un des plus grands cinéastes actuels; Burning, de Lee Chang-Dong, et sans doute Une affaire de famille de Kore-eda Hirokazu, Palme d’Or attribuée à un cinéaste généralement attachant et délicat mais manquant selon nous cruellement de force et pour tout dire de génie.

Parmi les films qui ne nous ont pas laissé une bonne impression, il y a, comme toujours, ceux qui, même si leur sujet peut être intéressant, voire important, n’ont pas l’exigence de qualité créatrice et inventive que l’on est en droit d’attendre des grandes œuvres cinématographiques. Nous laisserons ainsi de côté des films sociaux et sympathiques comme Sofia, film marocain sur l’histoire d’une jeune femme en déni de grossesse en butte à la pression de son environnement, qui ne fait preuve d’aucune originalité créatrice ; ou encore des films ambitieux mais pleins d’effets racoleurs comme le suédo-iranien Gräns ou le nouveau film d’Alice Rohrwacher Heureux comme Lazzaro, qui se résume hélas à une fable confuse et ampoulée sur le contraste entre le monde réel et le monde clos « paradisiaque » d’un ailleurs imaginaire, et qui en outre reproduit le schéma manichéen du film précédent Les merveilles. Même sentiment négatif pour des films qui nous ont semblé banals comme Mon tissu préféré, Gueule d’ange, Manto, Asako I et II (aucun ne méritait selon nous d’être sélectionné à Cannes), jouant sur un registre vulgaire comme Les chatouilles ou purement commercial comme Dogman. Le film de Nicloux Les confins du monde, en dehors d’une bonne recréation de l’atmosphère de l’après-guerre en Indochine, rate son but en sombrant dans une histoire mélodramatique sans grand intérêt. Enfin le film brésilien Les morts et les autres, intéressant par ce qu’il montre de certaines peuplades du Brésil, n’a pas su esthétiquement choisir entre le film ethnographique et le récit d’un monde contemporain désordonné et corrompu, ce qui rend son propos lourdement démonstratif.

- Guy Bertrand, Inter Film

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